EXPO KANAK, DE CAROLINE & CORENTIN, INAUGURÉ LE 06 OCTOBRE 2018
Chers amis,
J’ai de la chance parce que j’aime parler devant les autres, et maman m’a donné une occasion en or aujourd’hui. J’ai même préparé un texte, et je dois dire que j’ai eu un peu de mal à l’écrire. Bon, la partie sur le fait que j’ai eu du mal à l’écrire, ça, ça allait, c’était facile à écrire. Mais ce qui suit…
J’ai commencé par me poser quelques questions : quoi dire, à qui et pourquoi ?
Quoi dire ? Je trouvais l’occasion intéressante pour parler de ce que sont les souvenirs, en l’occurrence vous l’aurez compris cette expo Kanak a un lien avec un passé commun direct avec papa, maman, mamie Yvonne, avec Thomas aussi, et indirectement avec beaucoup de monde… bref parler de ce qu’est la vie grâce aux souvenirs. Il y a des phrases que seul le Chardonnay permet d’écrire – celle-ci en est une. Et puis creuser autour de la nostalgie, puis glisser tranquillement sur le temps qui passe pour terminer sans s’en apercevoir sur le sens de la vie. Donc on a un vaste programme et je vais devoir parler vite.
Alors à qui le dire ? A moi d’abord, bien sûr et puis à vous tous étrangement réunis aujourd’hui. Antoine, que certains connaissent, m’a fait découvrir – je crois me souvenir qu’il l’avait emporté au Chili – l’éloge de la fuite par Laborit. Dans ce bouquin Laborit explique qu’on ne vit que comme étant la collection des liens qu’on a tissés avec les autres. Il dit aussi, je crois, que c’est pour ça que la mort d’un proche nous effraie : elle fait disparaître un peu, parfois beaucoup, parfois énormément, de ce que nous sommes. Epicure il le dit aussi, je crois : la mort pour soi ce n’est pas grand-chose. Mais pour les autres… En gros, on n’est pas seulement un point du graphe des 7 milliards d’individus, on est surtout l’ensemble de nos arrêtes. Vous demanderez aux spécialistes – Paulin, Thibault – les termes techniques. Et ça, ça explique par exemple assez bien le succès de Facebook. Mais pas complètement ! Parce que l’assemblage que l’on réalise aujourd’hui, on le fait sans Facebook. Et voilà la réponse à qui le dire : à tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, sont liés à cette maison, y ont un souvenir, deux ou mille, ou y ont même passé le morceau d’une vie.
Pourquoi le dire ? Surtout parce que ça me fait plaisir, aussi parce que c’est un peu la classe. Et enfin parce que, si on ne vit que de ses liens, alors il faut les faire vivre et ce jour est une bonne occasion. Quitte même à en nouer de nouveaux ?
Et puis, et puis je suis un grand émotif à ma manière. J’ai lu il y a quelques semaines dans Houellebecq une superbe phrase : « On se souvient de sa propre vie, écrit quelque part Schopenhauer, un peu plus qu’un roman qu’on aurait lu par le passé. Oui c’est cela : un peu plus seulement. ». Cette phrase, elle est précieuse pour au moins deux raisons. D’abord je ne crois pas que Schopenhauer ait jamais écrit ça. On pourrait s’y attarder, ça questionne la vérité, un concept parfois flou… Mais aussi et surtout, ça introduit très bien mon sujet : on ne se souvient de sa vie un peu plus seulement que d’un roman lu. Alors qu’est-ce que ça pèse un souvenir ? Et pourquoi ce « un peu plus » est en fait crucial ? On peut faire tout de suite une petite parenthèse sur les expériences de conscience modifiée, hypnose, chamanisme ou alcool – mais on va se perdre.
Alors partons d’un exemple : le souvenir du jour où j’ai acheté un morceau de santal sur l’ile de Lifou en loucedé. Quel jour ? Je ne sais pas dire, mais je pourrais peut-être le retrouver avec un calendrier et en fouillant mes vieilles notes, les photos… Un morceau de santal – ça oui je m’en souviens. Je me souviens qu’il a donné deux coupes pour qu’il soit à une taille raisonnable mais c’est un peu flou dans ma mémoire, je me souviens que j’ai lâché en gros cent balles – comme quoi on note au passage qu’il y a des choses dont on se souvient plus facilement que d’autres – je dois encore 23€ à Claire, je le dis au passage… mais je ne me souviens pas de beaucoup plus que ça. Lifou, je me souviens de la quiétude – mais c’est un concept, alors est-ce qu’on peut se souvenir d’un concept ? Peut-être, on appellera ça le travail de mémoire, alors.
Et là, parce que le champagne se réchauffe donc il faut que j’abrège, là on voit deux choses : d’une part ce qu’est réellement le souvenir : une construction intellectuelle produite par notre mémoire et d’autre part ce qu’est la nostalgie, qu’on pourrait appeler ou définir la tendresse pour la vérité passée, c’est-à-dire une douce amertume d’avoir pour ennemi la mémoire. La nostalgie, c’est la douce amertume d’avoir pour seul compagnon et ennemi, la mémoire.
Dit autrement, c’est la conscience par l’émotion du fait que le temps passe. La conscience par l’entendement que le temps passe, c’est de regarder sa montre ou de voir sa paie tomber : ça y est, on est le 26 du mois. La conscience par l’émotion, c’est ce serrement au cœur à rouvrir un manga de sa jeunesse ou les diapos de Mountain Valley sur le drap blanc dans le salon ou cette petite mort dans Beethoven, le deuxième mouvement, le lent, du quatrième concerto pour piano.
Bref, le temps passe, c’est le cas de le dire… et il me faut conclure. Ce genre de moment — un psychanalyste fou réagirait : ce genre de maman — ce genre de moment, donc, c’est l’occasion de faire surgir une troisième voie dans la conscience du temps qui passe, celle de l’art et de la matière. L’art. Car l’art, c’est – dans un sens finalement très étymologique – la capacité que nous avons de modifier ce qui nous entoure dans sa substance même. Si vous complétez un tableau Excel, il finira par disparaître et ce n’est pas de l’art, mais si vous faites de ce tableau Excel quelque chose d’autre… alors là, là il y a une chance pour que ce soit de l’art et on est fondé à croire, alors, que ce déplacement, ce changement de substance, a fixé quelque chose dans le temps qui passe.
L’art donc, c’est le clou d’un événement sur le mur glissant du temps.
Je vous remercie de m’avoir écouté et je vous laisse découvrir comme moi ce nouveau Kanak.
Corentin